Tuesday, September 26, 2006

Premières demeures

Nous avions tartiné le romantisme eighties de stylo feutre fuchsia et de moutarde puis nous lui avions brûlé la racine des plumes si bien que ça sentait la baraque à frites. En représailles, j’ai fait l’objet d’une tentative d’ensorcellement qui s’est révélée caduque puisque le loa avait été expulsé de mon reliquaire, lentement, sous l’effet de la compression de ses ventricules.

Ma tête roulait bien au-dessous de la fenêtre. Il n’y avait rien pour la caler. Elle roulait donc comme un caillou. Elle aurait roulé ainsi jusqu’au matin à moins que je ne sois parvenu à la perdre.
Les fesses d’Anita m’observaient. Elles filaient sur l’horizon du mur comme un voilier, la toile écrue gonflée par le vent des globes. C’était magnifique.
Les fesses d’Anita m’observaient. J’avais à faire à un satellite espion. Les dessous de la carte d’état major me révélaient des raccourcis inimaginables. Soudain, Anita s’est retournée pour me recommander l’apaisement en m’expliquant qu’on en avait vu d’autres. Il ne nous a manqué que la fraîcheur du petit matin que nous aurions dû, en toute logique, savourer comme un verre de gin.

Nous avions vu le petit matin se blottir dans la fenêtre, comme un oiseau. Tout était possible. L’appartement disposait de toutes les commodités. Il y avait une gazinière début de siècle avec poignée en laiton. L’évier à double bac en inox, embusqué sous la fenêtre, était un gage de confort. En me penchant par-dessus l’égouttoir, mon visage a reçu la caresse du tout premier chewing-gum à la pêche-abricot partagé avec une cousine au milieu d’un champ de blé. Les pieds tout doucement dans l’eau froide. J’aimais les pieds de Virginie. J’aimais la mine boudeuse de Virginie (Elle ne boudait pas, c’était sa tête normale). Le noir de ses cils formait des gouttes de rosée. Qu’est-ce que nos âmes ont bien pu se raconter tandis que nous traversions la nuit de la ville ?
Je tournais le dos au lit qui m’ouvrait les bras comme une mère. Ces bras me faisaient des ailes superbes tant que je regardais par la fenêtre, je n’ai pas bougé.

La maison du pêcheur n’était pas plus grande qu’une coque de barque à l’envers. Il y régnait des toiles d’araignées et de la poussière. Anita s’était mise en tête de laver toute la vaisselle de la maison à grande eau. Nous n’avons pas voulu la contrarier. Les pièces de ménage ont été rassemblées en monticule dans l’évier. Il n’y avait plus suffisamment de place pour l’eau. Tout a débordé et nous avons dû continuer la vaisselle dans nos chaussettes. C’était incroyable. Puis elle s’est calmée, elle est devenue adorable. Elle a eu envie de m’emmener sur cette plage chérie comme aucun autre endroit au monde. À la fin de la terre, sous des jupons d’écume, j’ai retrouvé l’empreinte des pieds tout doucement dans l’eau froide.
Anita était adorable, elle nous faisait des crêpes. Nous aurions probablement entamé une existence de patriarche si cette fille en robe noire n’avait pas garé son vélo devant le salon de coiffure. Dès lors, l’idée d’une bonne et vieille rançon nous a tourmenté jusqu’à la fin de nos jours.

Le père d’Anita était un original. Il fumait du cognac avec une gestuelle de maniaque. Il s’adonnait à l’exercice de voyance sous les tôles en fibrociment de sa véranda. Un jour d’émotion, il avait voulu précipiter mon ami en bas des escaliers d’une chambre de bonne. Il faut dire que les jambes d’Anita étaient longues et blanches et posées sur le coussin d’un lit d’adolescente comme par l’opération du Saint-Esprit. Par le rayonnement de la porte entrebâillée, on aurait juré la Vierge au creux du chêne d’Allouville-Bellefosse. Avec le temps, le père d’Anita avait su se montrer affable mais mon ami craignait qu’il ne surgisse brusquement d’une huître de Cancale avec la prestance d’un monarque dégénéré. Il m’avait dépeint couronné d’une bouteille d’eau de vie sous l’armoire à pharmacie de sa véranda. Je n’ai jamais su décrire ce que m’inspirait ce portrait mais son souvenir m’assèche la bouche.

Le tout premier appartement d’Anita était situé dans un quartier cosmopolite, en périphérie de la métropole car elle se destinait à une carrière dans l’administration économique et sociale. Lorsque je m’y suis éveillé pour la première fois, Anita était absente, j’ai pris part à un concours de chenille. Nous étions quatre. Chacun a parié sur son propre bétail. Bien qu’il y ait eu plusieurs chocs assez lourds, à peine amortis par la moquette bleue qui recouvrait le béton du sol, nous n’avons jamais connu l’issue de ce concours. Par la suite, Anita a hébergé sa sœur Monique qui se destinait également à une carrière dans l’administration économique et sociale. À cette époque je côtoyais plusieurs personnes en préparation de diplômes d’administration économique et sociale. Indépendamment des taux de réussite qui circulaient de bouche à oreille dans les amphithéâtres, je n’ai jamais entendu parler d’une personne reçue à un quelconque examen. Cependant, il est facile de constater que nous travaillons tous dans l’administration économique et sociale. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer la situation suivante : des convives autour d’une table. Un individu prend la parole en apostrophant au hasard comme en plein acte surréaliste : « Ainsi vous travaillez dans l’administration économique et sociale… » La personne touchée par le sort commencera vraisemblablement par nier, prétendant qu’il y a erreur. Si l’individu insiste, un sentiment d’embarras gagnera l’assemblée jusqu’à provoquer l’épanchement des aisselles. Après avoir entendu la même phrase plusieurs dizaines de fois, la personne touchée au vif entrera dans une colère irréversible, prouvant par la passion de cette réaction qu’elle travaille bel et bien dans l’administration économique et sociale.

Le cursus de Virginie la conduit aujourd’hui à aligner des têtes de poisson avec une règle en fer. Qu’est-ce que la sociologie des sardines en situation d’éducation post mortem sinon de l’administration économique et sociale ? Quand je faisais part à Virginie de la gêne que me causait l’odeur des têtes de poisson au petit matin, ce qui mettait directement en cause sa méthodologie, elle me répondait avec douceur. Je réalisais alors qu’elle comprenait que j’en savais beaucoup plus long qu’il n’y paraissait.

L’écriture limpide sur un carré de papier dentelle, deux heures de bière inquantifiables, il y avait peut-être aussi du Perrier (Un jeune avait posé l’autoradio de sa voiture sur le comptoir comme un colt), une pizza sous la verrière : Il y avait tout le début d’un livre. Où en était notre intimité quand Bel Ami est débarqué de l’Ouest profond ? À cette époque, je ne jouais pas de la guitare comme Björn Borg. Bel Ami, en revanche, tenait sa raquette de tennis comme pour la vidange d’une fosse septique, le menton au ras du sol, dans une lamentable posture de grand écart de ducasse. Virginie Baudelaire et Bel Ami from Wild West ? Aurais-je pu être de ce salon nuptial comme un regret pendu par l’orteil, juste pour vérifier, pendant une seconde ?

Mon ami vient du Pas-de-Calais. Il est globe-trotter. Les aléas de la géographie ont beau nous éloigner de la fraternité du regard, nous demeurons liés par l’attente affûtée d’une bonne et vieille rançon.